99Nous sommes, à l’évidence, en présence d’un sonnet à caractère épistolaire, dans la mesure où il constitue une riposte à l’insulte proférée par le destinataire et évoquée au troisième vers. La destination se joue dans l’espace de cette distension. Nous avons découvert, par exemple, que le poète est une virtuose aux jeux d’adresse : tantôt l’importance du destinataire est diminuée, grâce à un glissement subtil des pronoms qui fait passer le poète au premier plan, ou grâce aux allusiones qui lui enlèvent son historicité, tantôt son identité se confond avec celle du poète, et même du lecteur. Il aime particulièrement Pétrarque, maître du lyrisme amoureux. Il n’en est rien, car le dernier vers, « Voila, mes compagnons, les passetemps de Rome », précise que le « nous » du vers 1 ne correspond qu’au poète, qui écrit à ses amis118. Dans le sonnet suivant, considéré comme blasphématoire parce qu’il assimile le pape à Jupiter, le premier vers a été modifié : Qui niera (Gillebert) s’il ne veult resisterAu jugement commun, que le siege de PierreQu’on peult dire à bon droit un Paradis en terre,Aussi bien que le ciel, n’ait son grand Juppiter ? En effet, le très honorable chancelier François Olivier, à qui un des sonnets des Regrets est adressé, donne ses impressions de lecture dans l’épître latine suivante, adressée à Jean de Morel91 : D. Bellaii poemata, mihi post tuum discessum, ter, quater relecta, semper magis ac magis allubescunt. 30Respectant ainsi, en grande partie, le scénario selon lequel le secrétaire, (re)devenu poète, se confie à ses vers à leur tour secrétaires, le début des Regrets renforce donc l’illusion de l’exil du poète sur les plans non seulement géographique et culturel, mais aussi poétique. Les autres sonnets, en revanche, mettent Du Bellay directement aux prises avec Ronsard ; loin de signaler une capitulation, comme il semble le faire au sonnet 20, l’emploi du « je », voire du nom propre lui-même, permet l’affirmation d’une identité poétique qui se définit précisément en s’opposant. 410), le sonnet 133 porte la mention manuscrite « De Suisse », et l’on trouve également « Les Grisons » (R 134), « De Genefve » (R 136), « Lyon » (R 137) et « Paris » (R 138). Alors, voyant cette nouvelle Aurore, Le jour honteux d'un double teint colore Et l'Angevin et l'indique7 orient8. (v. 12-14). (R 113, v. 1-4). Cette apologie se fonde sur le principe de l’inviolabilité de la complicité épistolaire74, selon lequel il est fâcheux pour un épistolier que ses lettres soient lues par d’autres personnes que celles auxquelles elles sont destinées. Ses multiples usages ont tout naturellement donné naissance à plusieurs sous-genres, dont la plupart sont représentés dans les Regrets. Le secrétaire ne renie pas pour autant ses origines : pour Du Bellay, les sonnets épistolaires sont dans le style des lettres administratives ; façon de se refuser le statut de poète, mais aussi de créer un domaine poétique à l’écart de Ronsard. » Outre le fait que ce Dagaut est, sans aucun doute, le destinataire le plus obscur du recueil, puisque nous ne savons pratiquement rien de lui qui puisse nous aider à comprendre son rapport avec les sonnets qui lui sont destinés, le fait que le manuscrit 736 de la collection Dupuys donne, comme dernier vers, « Voilà mon bon seigneur des nouuelles de Rome137 » suggère que Dagaut figure dans ce sonnet des Regrets comme simple dédicataire. En effet, ce dernier jouait un rôle fort important dans des négociations très délicates avec le Saint-Siège77. Analyse des deux premiers sonnets des Regrets de Joachim Du Bellay Joachim Du Bellay est particulièrement connu pour être l'un des membres les plus éminents de ce groupe constitué de poètes : La Pléiade. 99 G. Haroche-Bouzinac affirme pour la lettre familière que « l’épître est destinée à être diffusée à une échelle plus large, mais ne perd pas pour autant les avantages du genre destinés à imprimer plus de force au discours : interpellation d’un destinataire précis, vivacité du monologue » (p. 26), mais ces observations semblent valoir aussi pour l’épître en vers. Le sonnet 51 manifeste un caractère assez gnomique, alors que le sonnet 87 utilise un vocabulaire amoureux147 pour évoquer la situation du poète incapable de quitter son exil. 135Gilbert Cousin est plus connu que De-Vaulx, mais le sonnet 142 qui lui est destiné, composé essentiellement d’aphorismes et de conseils à l’intention du bon courtisan, ne semble pas cadrer avec ce théologien franc-comtois, secrétaire d’Erasme155 : Cousin, parle tousjours des vices en commun,Et ne discours jamais d’affaires à la table,Mais sur tout garde toy d’estre trop veritable,Si en particulier tu parles de quelqu’un. Cependant, il y a des cas où la distinction entre destination publique et destination privée n’est plus pertinente, où la réalité historique s’estompe au profit des procédés épistolaires autarciques : notamment lorsque la destination devient un jeu en soi, une célébration du nom du destinataire grâce aux allusiones déjà mentionnées. Comment fonctionne la relation épistolaire avec le cercle de destinataires « initiés » ? (p. 50). Rien n’y manque » (p. 183). (v. 1-4). 75 C’est un lieu commun des privilèges de l’époque; pendant les années 20, comme le note Elizabeth Armstrong dans Before copyright: the French book-privilege System, « Authors, and doctors not least among them, must have been aware of the risk of garbled unauthorised versions of their works appearing in print, by which their professional, personal or literary reputation might be damaged. En outre, il célèbre les liens d’amitié unissant un petit groupe d’hommes issus du même milieu social qui sont passionnés par la littérature et par la poésie et qui ont tous, à un moment ou à un autre, travaillé dans la diplomatie. Une fois que nous aurons cerné cet autre dans son contexte historique, il s’agira de voir comment il figure dans les sonnets individuels afin de situer ceux-ci entre le monologue (distension maximale) et le panégyrique (rétrécissement identitaire maximal), car la densité du rapport expéditeur-destinataire varie énormément à travers le recueil. Commentaire de texte de 6 pages en littérature : Joachim du Bellay, Les regrets, sonnet 77, 1558. (v. 1-4). 12 Remarques, faites par Biow dans « From Machiavelli to Torquato Accetto » qui n’apparaissent pas dans l’article publié. Enfin, l’idée des vers comme étant « les plus surs secrétaires » (v. 11) du poète lui permet de faire d’une pierre deux coups : non seulement le poète échappe à sa condition de soumission, en attribuant à ses vers sa propre situation professionnelle, mais il s’ennoblit, en dotant sa poésie d’un commentaire. 98La vengeance prend une place encore plus importante dans plusieurs autres sonnets des Regrets où le « tu » apparaît. Dans un des sonnets des Amours, publiés en 1552, le poète dialogue avec la forêt de Gâtine, présentée elle aussi comme son secrétaire, ainsi qu’avec la Loire : Saincte Gastine, heureuse secretaireDe mes ennuis, qui respons en ton bois,Ores en haulte, ores en basse voix,Aux longz souspirs que mon cuœur ne peult taire : Loyr, qui refrains la course voulontaireDu plus courant de tes flotz vandomoys,Quand acuser ceste beauté tu m’ois,De qui tousjours je m’affame & m’altere : Si dextrement l’augure j’ay receu,Et si mon œil ne fut hyer deceuDes doulx regardz de ma doulce Thalie, Dorenavant poëte me ferez,Et par la France appeliez vous serez,L’un mon laurier, l’aultre ma Castalie. En effet, on se souvient que le propre de la lettre familière, genre normalement en prose, c’est la spontanéité et l’immédiateté du discours parlé ; l’épître, en revanche, est un genre noble qui réclame les Muses24. Ac veteres quidem, ipsumque adeo Platonem in Græcis nominibus hunc in modum lusisse cum multis ex locis, tum vel ex Cratylo maxime constat57. Aspects épistolaires des, Chapitre 3. Loin d’achever le recueil sur le développement attendu, la théophanie royale, Du Bellay s’investit de la fonction morale et politique du poète pour rappeler au souverain l’humilité chrétienne, et que, même prééminent, il reste un homme devant le Seigneur » (p. 53-54). Mais il convient de s’interroger sur le sens que Du Bellay donne à l’adverbe « apertement », car il ne fait pas de doute que les Regrets comportent, a contrario, mainte « métaphore ou allégorie » (p. 47). L’épître familière en vers, genre paradoxal s’il en est puisqu’il mélange le style élevé et le style bas, reste par définition un genre poétique, et si Du Bellay paraît vouloir le nier ici, c’est par refus des conventions26 — et bien entendu par volonté de se démarquer de l’exemple de Marot. 63 Nous aurons l’occasion d’en parler au chapitre suivant. « L’adresse » a ici des sens multiples, tous fondamentaux pour notre appréciation des Regrets : l’habile poète s’adresse à différents destinataires, tout en gardant, durant son séjour romain, une seule adresse d’expédition. La forme dialoguée des sonnets est toujours un appel à l’Autre, qu’il s’agisse de le convaincre, de l’informer, ou de l’émouvoir. 51 L’autonomie représente une tendance propre à la Pléiade elle-même selon Jacqueline Risset qui constate que « la Pléiade, revendiquant dans une certaine mesure l’autonomie de la littérature comme genre, instaure un compartimentage de l’œuvre écrite » (p. 19). 129 Voir Émile Benveniste, « Structure des relations de personne dans le verbe », dans Problèmes de linguistique générale I, p. 225-236. Il est hautement significatif que Du Bellay, lorsqu’il refuse l’exemple de Pindare, d’Horace, de Pétrarque et de Ronsard, ne mentionne pas Marot. Cependant, Du Bellay manie ce genre dans toute sa souplesse : d’une part, il pratique la lettre familière en vers, souvent sous la forme particulièrement légère et raffinée du billet, et d’autre part, l’épître transforme profondément l’héritage marotique, dans la mesure où elle adresse aux protecteurs un discours parodique, ironique, voire sarcastique qui vise les protecteurs eux-mêmes au lieu de railler le poète. Ces exemples montrent également combien la notion de genre est élastique chez Du Bellay, car la plupart de ces cartes postales sont aussi des satires. 7 Et au sonnet 129, on voit mieux comment biographie et symbole s’unissent par le biais de ces correspondants. 53 C’est ce que constate G. Mathieu-Castellani dans « Poétique du nom dans les Regrets » : « La fonction référentielle tend à dominer, au détriment de la fonction poétique » (p. 237). 71Dans le sonnet 19, les premiers vers évoquent le bonheur de Ronsard en France pour mieux souligner les malheurs du poète éloigné de sa patrie : Ce pendant que tu dis ta Cassandre divine [...]Je me pourmene seul sur la rive Latine,La France regretant, & regretant encoreMes antiques amis, mon plus riche tresor,Et le plaisant sejour de ma terre Angevine. (R 134, v. 1-8). 32 Immédiatement après le premier tercet du sonnet 4, on peut lire ; « Aussi n’ay-je entrepris d’imiter en ce livre / Ceulx qui par leurs escripts se vantent de revivre, / Et se tirer tous vifz dehors des monumens » (v. 11-14). (v. 12-14). 66Nous avons déjà vu des exemples de pures lettres familières, où Du Bellay tient son correspondant au courant des malheurs de son existence romaine ; le plus souvent, il oppose cette existence à un bonheur cisalpin imaginé. Il compte 88Un pareil genre évite rarement les lieux communs. Ne commets ton secret à la foy d’un chacun,Ne dy rien qui ne soit pour le moins vray-semblable :Si tu ments, que ce soit pour chose profitable,Et qui ne tourne point au deshonneur d’aucun. 1. (R 142, v. 1-14). Le sonnet 84 s’inscrit tout à fait dans cette optique, à cette différence près qu’il s’adresse à un groupe indéterminé : Nous ne faisons la court aux filles de Memoire,Comme vous, qui vivez libres de passion :Si vous ne sçavez donc nostre occupation,Ces dix vers ensuivans vous la feront notoire. En faisant appel à l’expertise de deux professions, au savoir juridique du notaire et à la scrupuleuse notation du secrétaire, Ronsard souligne son ambition de passer à la postérité13. J’emprunte à cet article les références à l’œuvre de Marot qui suivent. 112 G. Haroche-Bouzinac, L’Épistolaire : « Plus que la lettre, le billet est lié au moment. 93 Du Bellay suit évidemment ici l’exemple des élégiaques latins, dont Paul Veyne résume brillamment le style : « Pour donner au lecteur une impression de simplicité, de spontanéité, d’absence d’artifice et de langue parlée, il faut une construction d’une complexité exceptionnelle » (p. 45). Dans ces rapports épistolaires, il est nécessairement amené à faire place à l’autre ; c’est de l’entretien avec les destinataires que naîtra, avec ses plus proches amis, une sodalitas. 126C’est l’amitié avec le seul Dagaut qui est célébrée au sonnet 115, qui reprend le contraste du sonnet 57 : O que tu es heureux, si tu cognois ton heur,D’estre eschappé des mains de ceste gent cruelleQui soubz un faulx semblant d’amitié mutuelleNous desrobbe le bien, & la vie, & l’honneur ! C’est en vain qu’on a cherché, par exemple, à identifier le « cher compaignon » à qui Du Bellay destine cette élégie funèbre doublée d’hommage fraternel : N’estant de mes ennuis la fortune assouvie,Afin que je devinsse à moymesme odieux,M’osta de mes amis celuy que j’aymois mieux,Et sans qui je n’avois de vivre nulle envie. (R 69, v. 5-8). Cette ignorance a eu pour effet d’attirer notre attention sur la peinture du moi du poète, sur le caractère général de ses « Regrets » — en somme, sur ses qualités poétiques —, bien plus que sur les destinataires et donc les aspects épistolaires de l’œuvre.